Le voyageur immobile


Entre Saint-Malo et Cancale,  

Au pied d’une chapelle de granit, 

L’océan, respectant le script,

Recracha une mélancolique vestale.

Ou bien est-ce un dauphin

Qui la déposa sur le sable fin?  

On le voyait sur son visage:

Elle n'était pas sur un petit nuage.

Elle avait perdu le moral, 

Et ne recherchait aucun soutien amical.

Le voyageur la rencontra sur cette plage.

"Qui es-tu? lui demanda-t-il.  

Quel hasard sensible et subtil 

T’amène sur ce rivage?

Puisque tu vas sans bagage,

Il se pourrait que tu sois fille de l’exil.   

Chloris l’infortunée

Partage avec toi sa pâleur.

Sylphide, néréide, égérie, dulcinée,

Tu as été pétrie par des malheurs

Et par des atteintes à ta pudeur.

Pourquoi écumer le fond des mers en apnée?

Tu es faite pour les douceurs de l’hyménée.     

Relève la tête, toi qui restes l’aînée! 

Ne crains rien, tu ne cours aucun péril,  

Laisse-moi seulement entendre ton babil.  

Allez, vide ton sac, et bats des cils,

Avant que ne revienne la marée.

– Je suis la Vérité, pas une mijaurée,    

Lui répondit-elle sans s’étrangler.  

Et j’ai l’impression que tout est déréglé.  

J’erre partout, inconsolable.  

Je découvre que je suis une rareté.

Je suis pourrie par la vertu, par la beauté,

Par la candeur, par le courage et la clarté, 

Mais seule ma détresse est désormais palpable.

Je sais que mes charmes sont indéniables: 

Pourtant, de moi, on ne veut plus tâter.

Je suis inquiète pour les hommes: 

Partout, je sens que l’on me gomme.

Je déliais les langues, j’accostais dans les cœurs;

On me traitait partout comme une grande sœur.

Ces temps sont révolus; désormais, on me stresse,

On m'oppresse et, pour brouiller la raison,

On diffuse des vacarmes tenus en laisse.  

Nul ne veut me voir apparaître à l’horizon.

On m’enveloppe le jour de fumées épaisses.

On me dilue, on me grime, on fait diversion;

On me fait passer pour une provocation!  

Quand je déploie mes bonnes intentions,

On me craint comme si j’étais une tigresse. 

Je deviens la diablesse, ou, alors, le glaçon.

Je suis à la fois un luxe et le bât qui blesse;

Pour certains, une pure distraction.  

On me préfère le mensonge.

Certains affirment que je suis un songe.

Je n’ai plus d’appétit, je maigris; ma minceur

Fera très bientôt de moi une longe.

Voilà, cher voyageur, 

Le mal intérieur qui me ronge."

La belle acheva sur ces mots,

Puis éclata en longs sanglots.